Dans les Bauges, en Savoie, parler du loup est toujours tabou.
La présence même du prédateur dans le massif est sujette à caution. Sauf pour les éleveurs, qui comptent les morts parmi leurs troupeaux. Et perdent patience.
Le loup est là, mais on le tait. Michaël, 22 ans, l’a pris en photo, depuis son jardin de Jarsy, en Savoie. C’était un petit matin d’août, dans les Bauges. Comme souvent à 7 heures, il y avait un peu de brume. Le loup aime bien ça, la brume. Les Bauges sont un massif ouvert avec de grands alpages verdoyants, au-dessus de Chambéry. Le loup se tenait à trois cents mètres de Michaël. Le cliché a été publié dans le Dauphiné libéré. On y voit l’animal, assis. «Je ne peux pas en parler, dit Michaël, mystérieux. On m’a dit de me taire. Ça fait quelque chose de se dire qu’il y a un loup à côté de chez nous.» Des chasseurs ont chambré Michaël. Ils lui ont dit qu’au lieu de son appareil, il aurait mieux fait d’aller chercher le fusil. Un autre randonneur a eu le loup dans son viseur, près de Bellecombe-en-Bauges. Il a fait parvenir le cliché aux autorités. Mais il a préféré ne pas donner son nom. Le loup est un sujet tabou.
Dans les Bauges, ceux qui ont vu le loup, ils sont nombreux à le dire, sont regardés de travers. On ne veut pas les entendre. «Ça fait des mois qu’on disait qu’il était là. Ils ne nous croyaient pas. On se foutait de notre gueule», explique Pierre Dupérier, le maire de Jarsy, exploitant forestier et chasseur. «On», c’est, pêle-mêle, les autorités, la direction départementale de l’agriculture et de la forêt (DDAF), l’office de la chasse. «Les gens voyaient les animaux, mais ils n’apportaient pas de preuve», répond en écho un employé de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS).
Prouver que le loup est là n’est pas simple. Les photos prises au mois d’août ? Elles sont en cours d’analyse. Même si le novice croit qu’il s’agit d’un loup, cela ne va pas de soi. Est-ce le même animal sur les deux photographies ? Pas de réponse, pour l’instant. Le protocole scientifique destiné à affirmer la présence du loup est complexe. Il faut des poils, des crottes, mais aussi de la salive. Enfin, en ce qui concerne les attaques – «constats de dommages», en termes administratifs – et les indemnisations afférentes, c’est une autre paire de manches. Même si les procédures ont été simplifiées, les gardes – «dans le massif, on les appelle « les uniformes »», dit un habitant – doivent venir faire des relevés, étudier la nature et la localisation des morsures. Il y a «une batterie de critères» destinée à s’assurer que d’autres animaux ne sont pas en cause : des chiens errants, un lynx.
Entre les autorités – silencieuses – et les éleveurs, le fossé se creuse. Eric Marboutin, le responsable des études loups et lynx à l’ONCFS, reconnaît que les gens les plus confrontés au problème, les éleveurs, sont ceux qui reçoivent le moins d’informations. Quand les gardes font des relevés pour les expertises après les attaques, ils ne se montrent guère loquaces. «Ils sont tenus à un devoir de réserve. Ce ne sont pas eux qui décident si le berger va être ou non indemnisé», dit ce spécialiste. Alors, quand le berger qui a vu le loup leur demande s’ils pensent que c’est bien le loup, ils répondent dans le vide.
Louis Petit-Barrat, un éleveur qui a perdu plus de dix chèvres dévorées par le loup, raconte comment une « stagiaire » venue faire le constat lui a suggéré que c’étaient des lynx qui avaient fait le coup. «Faut pas me prendre pour un con», tranche Louis, encore en colère. Pour prouver aux autorités que le loup était là, Denis Dupérier, un éleveur, avait porté la dépouille d’un animal devant la maison du parc des Bauges, à Ecole-en-Bauges, en 2005. L’animal menaçait son troupeau, à Margériaz. Il a tiré une fois. Le loup est revenu. Et il l’a eu. Denis est passé au tribunal en avril 2006. Il risquait six mois d’emprisonnement et 9 000 euros d’amende. Il a expliqué qu’il avait pris le loup pour un chien errant. Le loup est protégé par la convention de Berne et la directive européenne Habitats, faune, flore. Dupérier a été relaxé. Mais le parquet a fait appel et il sera rejugé à Grenoble (Isère). Son avocat, malin, a insisté sur le fait qu’à l’époque, personne ne disait officiellement qu’il y avait du loup dans les Bauges.
Distance et psychose médiatique
Dans les Bauges, aujourd’hui, on n’est plus trop d’humeur à jouer à « Loup y es-tu ? » Le loup est là et il croque les chèvres, comme dans d’autres massifs. C’est ce que disent les éleveurs. «On» leur répond officiellement qu’il y aurait au moins un individu recensé. Un individu, cela veut dire un qui reste au moins deux hivers. Les éleveurs n’en croient pas un mot. Ils pensent qu’il y en a plus. Dans les Bauges, au moins huit constats de prédation ont été effectués l’an passé, sept cette année (lire encadré cicontre). Et ce n’est pas fini, car le gros des attaques a lieu en août et en septembre. L’an dernier, un tir de «prélèvement» a été effectué. Mais cela a été un fiasco. Les éleveurs en rient encore.
«Le sujet est très épidermique, dit Bernard Viu, responsable de la DDAF. On préfère donc centraliser la communication.» Les gardes de l’ONCFS observent le silence. Ne prononcent jamais le nom du loup. Bernard Viu, lui-même, ne dit pas «le loup» : «Ce n’est pas la première fois qu’on nous dit qu’on a vu du loup.» Ce «du» met un peu de distance avec l’animal. Une distance que les autorités reprochent aux «médias» de ne pas observer. «Ils en font trop sur le loup.» On les accuse de relayer la psychose de la population. «Il y a plein de chiens meurtriers [d’êtres humains] et on en parle peu, finalement, par rapport aux dégâts du loup», affirme un spécialiste. Ultime argument, les médias, en relatant les attaques du loup, contribueraient à attiser l’énervement des chasseurs.
Si dans les Bauges, les gens sont plutôt calmes, ce n’est pas la même histoire dans d’autres massifs. En 2000, à Allevard (Isère), la dépouille d’un loup, pendue par les pattes arrière, a été trouvée accrochée à un arbre. Sur une pancarte était écrit : «Ras-le-bol du loup.» Dans le massif de Belledonne, en janvier de cette année, un autre animal, tué d’une balle, a été retrouvé décapité dans le lit d’une rivière. Le Dauphiné en a parlé. Il a même publié la liste des communes où le loup a été vu.
A l’alpage de l’Arcluz, 1 800 mètres d’altitude, accessible par une piste cahoteuse, Sylvie Petit, 22 chèvres, 15 chevrettes et 30 génisses, confesse ses craintes : «Je suis chasseuse. D’habitude, je n’ai pas bien peur. On a souvent parlé du loup, mais on ne s’attendait pas à le voir.» Sylvie évoque les six attaques subies par son troupeau depuis le début de l’année. Une fois, le loup est venu chercher ses proies jusqu’à la bergerie. «Quand je l’ai vu là, en train d’attaquer les chèvres, ça m’a beaucoup impressionnée», dit-elle. La bête, raconte-t-elle, s’est arrêtée pour la regarder. Une autre fois, Christophe, son mari, a tiré en direction du loup avec sa carabine Browning. Depuis, elle hésite à grimper en lisière de forêt. «Si je me retrouve nez à nez avec ça, je ne sais pas ce que je ferais.» Depuis le début de l’année, elle a perdu deux chèvres et un cabri. Sur un autre alpage, Cédric dort avec ses quatre patous, des gros chiens des Pyrénées qui servent aussi à se protéger des ours, à côté de sa caravane. Le soir, il enferme ses bêtes dans un enclos. Sa mère, Odile, raconte : «Il a entendu le loup hurler l’hiver dernier.» Plus loin, un chasseur raconte qu’il a vu un éleveur prendre son permis, bien qu’il n’aime pas les fusils, parce qu’il avait peur.
Menaces de mort et pneus crevés
A Aillon-le-Jeune, Louis Petit-Barrat nous parle de la Chèvre de monsieur Séguin pour expliquer combien ses bêtes aiment la liberté. Et combien le loup leur fait mal. «Il leur manquait tout le train arrière et elles étaient vivantes», raconte-t-il, encore ému. Cette année, il les a enfermées derrière un grillage électrique. Comme beaucoup d’éleveurs, il pense que «les paysans d’ici se sont couchés devant le loup». Roger Miguet, le maire d’Aillon-le-Vieux, va plus loin. Il craint qu’avec le loup, le pastoralisme ne «foute le camp». «On a accepté que la vie soit bouleversée par la présence de quelqu’un [le loup] qui n’apporte rien.» Pire, les patous commencent à mordre des randonneurs qui s’approcheraient trop près des troupeaux.
Marboutin regrette l’absence de communication organisée. « On ne communique pas facilement sur cette espèce-là. L’Etat parle plus facilement des licenciements que des loups. » Ce qui laisse le champ libre à toutes les rumeurs et interprétations. Ici, cette mère d’éleveurs dit être sûre que les loups ont été amenés dans des cages pour repeupler les montagnes. « Il y a un niveau passionnel derrière le dossier « loup » qui met la population à un niveau d’agressivité extraordinaire », constate un expert. Des représentants de l’Etat, voire des spécialistes du sujet, ont eu droit à des menaces de mort, à des pneus crevés. « Le loup suscite la haine, écrit Geneviève Carbone, ethnologue. Cette haine rejaillit sur ceux qui l’étudient. Ces émotions jalonnent son parcours et éclaboussent ceux qui le protègent. Dans le monde des gens du loup, il y a beaucoup de cruauté et peu d’humanité. »
Certains murmurent que les éleveurs pourraient régler leur compte au loup, en douce, sans s’en vanter. D’autres disent que c’est déjà fait.
Didier Arnaud
Libération
Surprenant cet article : il ressemble étrangement à un article de Valeurs Actuelles sur Loup où, là aussi, Canis lupus a un comportement quasi diabolique (il regarde l’Homme droit dans les yeux, se promène devant les appareils photos, il vient hurler devant la cabane du berger, il dévore à moitié les chèvres qui restent quand même vivantes, etc…) ; une sorte de « Bête du Gévaudan » des temps modernes.
Dommage que Didier Arnaud n’évoque pas les chiens errants, l’élevage intensif, les subventions et les dédommagements qui portent à bout de bras une profession agonisante (qui, pour nous, mérite d’être préservée), etc…
A noter que Libération n’a pas publié notre commentaire ; politiquement correct quand tu nous tiens…
association Le Klan du Loup